Solomon Popoli Linda est né en 1909, non loin de Pomeroy dans la région rurale de Msinga, en pays zoulou. Ses parents sont éleveurs, il garde les chèvres et les vaches sur les collines. Tout est misérable ou modeste. Avec ses amis pour passer le temps, ils chantent des chants zoulous et d’autres syncopés, sortent de canons issus des traditions missionnaires. Il entre à l’école Gordon Memorial Mission School, au milieu des enfants en guenilles, son chant est remarqué. Plus tard il créé des chansons locales qu’il chante avec ses amis lors de mariages et de réceptions. Malheureusement la misère rattrapant tout, encore jeune il exode à Johannesburg dans les bidonvilles, à 300km de son village. Il devient ouvrier et commis. Le weekend dans son groupe, il chante à capella ce qu’il vit et voit en semaine : le travail, le crime, la violence des blancs, les arnaques. Ils se font une réputation, un public, et 2 ans plus tard avec leur costume blanc et noir à queue de Pie, les « Evening Birds » sont partout. L’époque est violente, les zoulous émigrés ont des traditions de chant Isicathamiya et de danses tribales, empreints de sorcellerie et de bagarres. Les chants à capella et les « Evening Birds » entrent dans la légende. Ce sont les plus cool et les plus dangereux des « m’bombers ». Leurs chants saccadés montent en puissance avec une double voix de basse, innovation de Solomon. Lui, leader charismatique très grand, place au-dessus son chant de Soprano explosif. Le groupe est repéré par Griffith Motsieloa, seul producteur noir pour la maison de disque d’Eric Gallo. Gallo est décidé à vendre des disques aux noirs, il mise sur eux. Ils enregistrent un album dont une chanson « Mbube » qui raconte une histoire commune du groupe : encore enfants et bergers, ils chassèrent un lion qui s’approchait du troupeau. Le disque mixé en Angleterre sort en 1939, c’est un grand succès chez les noirs sud-africains, s’écoulant à 100 000 exemplaires. Solomon devint une star incontestée, lui qui perçut 10 shillings pour l’enregistrement (2 dollars).
Vers la même époque aux Etats-Unis, un mec du nom de Pete Seeger, chanteur, musicien et proto-hippie, traine depuis 10 ans sur les routes pour apprendre les chansons folks de la grande dépression. Un jour son pote Alan Lomax, musicologue, lui fait écouter un disque chelou en provenance d’Afrique du Sud. Seeger est fasciné par la mélodie entrainante et le refrain entêtant de « Mbube ». Avec son groupe « the Weavers », il invente une traduction phonétique du refrain et appelle sa chanson « Wimoweh ». Enregistrée en 1952, la chanson garde les traits principaux de celle réalisée par Solomon Linda. Le succès est retentissant, elle se place dans le Top 20 des hits américains et permet au groupe de faire une courte carrière.
En 1961, un groupe nommé « The Tokens » connait un certain succès avec ses chansons et va enregistrer un album pour lequel il touche 10 000 $ d’avance. Le groupe connait la chanson « Wimoweh » par Jay, leur leader, lui-même l’ayant appris grâce à un vieil album des Weavers. Ils la jouent devant leurs producteurs pendant une démo. Ceux-ci apprécient mais veulent une version plus moderne et plus construite du morceau. Ils font appel à George David Weiss, un mec étrange faisant des orchestrations pour des groupes célèbres (et même Elvis Presley). Il prend la chanson, en garde le fond musical mais redécoupe le chant et place au centre la mélodie miraculeuse de Solomon. Tout est transformé et modernisé mais l’essence même de la chanson est préservée. Le 21 juillet 1961 la chanson est enregistrée. Il y a des musiciens pros à qui l’on demande de faire des percussions de genre tribal et une chanteuse d’opéra pour les envolées. Les Tokens sont mortifiés : les paroles simplistes, évoquant un lion qui dort, sont à l’opposé du « cool » qu’ils recherchent. La chanson est mixée et placée honteusement en face B de l’album qui sort.
Dans le Massachussetts, un sombre DJ du nom de Dick Smith écoute nonchalamment la face B et tombe sur cette chanson qu’il trouve géniale. Il commence à la diffuser régulièrement. La chanson explose localement, puis dans l’état, puis dans le pays. En 1962, elle est numéro un partout dans le monde. Miriam Makeba chante sa propre version (superbe) à l’anniversaire de JFK juste avant que Marilyn ne fasse son célèbre « happy birthday ». Les astronautes de Cap Canaveral l’écoutent avant de décoller. En France, Henri Salvador en fait une version déclinée en de multiples langues. Finalement, Solomon Linda entend la version des Tokens, il est fier que sa chanson soit passée à la postérité. Malheureusement atteint d’une maladie des reins, il meurt la même année dans le dénuement le plus complet, dormant par terre et mangeant des pattes de poulet, sa femme n’ayant même pas l’argent pour une pierre tombale.
« Mbube » est la plus connue des mélodies ayant émergée d’Afrique. Reprise par plus de 160 groupes, chantée dans les stades, les écoles, au coin du feu, chantée par tous les peuples de la terre à toutes occasions, on estime qu’elle a générée plus de 20 millions de dollars de royalties. Elle est entrée si loin dans la conscience humaine qu’elle est devenue une chanson que le monde entier connait, génération après génération. L’histoire de la chanson de Solomon représente bien l’héritage que le monde doit à l’Afrique et comment, en retour, il se comporte avec elle. La musique pop d’aujourd’hui doit tout aux transfuges rag’time, rap, blues, soul, eux-mêmes issus des rivières de sang versées par l’Afrique pour remplir des bateaux d’esclaves destinés aux plantations. Il était dans la nature de ses transactions que l’homme noir donne plus qu’il ne reçoive, pour ne finir avec rien. Solomon spolié, mort dans la misère, ne savait même pas qu’il était dans son droit de revendiquer des droits d’auteur. Humble, il est mort heureux de savoir que sa musique plaisait.
Epilogue
Solomon est vénéré par les zoulous, dont la musique porte désormais le nom de « Mbube music ». En 1980, une pierre tombale a été placée sur sa tombe. Après une lutte menée aux noms de ses descendants, les arrières petits-enfants Linda touchent aujourd’hui des royalties sur la chanson. Cette histoire, cette reconquête du nom, a été effectuée grâce à Rian Malan dans un article d’investigation écrit pour Rolling Stones en l’an 2000 (In the Jungle, Rian Malan).
Youtube : Solomon Linda & the Evening, Mbube
Must #39 – Septembre 2016